Saturday, May 24, 2008

Voilà la subversion

En faisant du rangement dans mes fichiers, ce qui est une activité pas très passionnante, mais qui s'avère nécessaire si on ne veut pas trop perdre de vue les objets qu'un disque dur peut stocker au fil des années, je suis tombé sur le brouillon d'un billet posté sur Cloudy Days "ancienne version". Ce brouillon comportait une citation qui me semble tout à fait dans la continuité des posts publiés de-ci, de-là et des discussions que nous avons eu en ce joli mois de Mai.
Porter sur la place publique ce qu'il y a de bas, de séparé, de privé, voilà la subversion. En même temps, comme nous allons le voir, c'est la stratégie culturelle de la bourgeoisie qui est parvenue à l'hégémonie culturelle non seulement par le développement de l'économie marchande, de la science et de la technique, mais également - acte inspiré secrètement par le matérialisme - en rendant public le privé, le monde de l'amour, des sentiments, du corps et de l'intériorité avec toutes ses complications sensuelles et morales. Depuis deux cents ans, nous observons un mouvement permanent, sans doute toujours contesté, du privé vers le public; les expériences sexuelles y jouent un rôle-clé parce qu'en elles, la dialectique de la séparation privée et du retour public s'impose avec une force exemplaire, La civilisation bourgeoise, réaliste dans sa nature, ne peut pas faire autrement que reprendre le fil de la révolution culturelle kunique. On recommence à le comprendre aujourd'hui; Willy Hochkeppel a tout récemment montré le parallèle entre le kunisme antique [courant de pensée dont Diogène est la figure emblématique] et le mouvement moderne hippie et alternatif. Des éléments néo-kuniques, au moins depuis le XVIII" siècle, marquent de leur empreinte la conscience bourgeoise du privé et de l'existentiel. Avec eux s'articule une réserve de sentiment vital bourgeois contre la politique - comme une forme de vie abstraite et élevée de force à de fausses hauteurs. Car hier et aujourd'hui, la politique est plus que jamais ce que les kuniques des cités grecques en décadence ont vu en elle et ont vécu: un rapport menaçant de contrainte entre les hommes, une sphère de carrières douteuses et d'ambitions problématiques, un mécanisme de l'aliénation, la dimension de la guerre et de l'injustice sociale - bref, cet enfer que nous inflige l'existence d'autres, qui sont capables de violence.
Peter Sloterdijk, Critique de la raison cynique, 1987.

22 comments:

  1. C'est en effet une conception décadente de la politique. Enfin, celle des périodes de décadence dont le cynique (quelle que soit sa forme, là je ne vois pas la différence entre "kunique" et "néo-kunique" - enfin, si, d'accord, on peut bien distinguer, mais sur le fond il me semble que ça ne change pas grand chose) est en effet le symptôme...

    (Je précise que je ne connais pas Sloterdijk et n'ai pas lu La Critique de la raison cynique dont tu nous proposes cet extrait. Mais je trouve ce dernier assez ambigu à vrai dire).

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  2. Je ne sais pas si c'est l'extrait ou Sloterdjik que tu trouves ambigu. Est-ce que tu peux désambigüiser, Albertine?

    Pour faire vite, bien trop vite, la thèse de PS dit grosso modo ceci: le cynisme prend sa source dans l'Aufklarung à force de critiques de la science, alors que la période précédente peut-être qualifiée de kunique simplement, un cynisme bon enfant en qq sorte puisqu'il n'utilise pas encore le double langage, celui qui surviendra avec la dialectique, lorsque la chouette aura pris son envol.

    Toute la difficulté serait, depuis, de trouver une position hors cynisme.

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  3. Oh, pardon Scheiro, il est vrai que mes propos sont (encore) relativement ambigu : par "ce dernier", j'entendais l'extrait, puisque je ne connais pas Sloterdijik (c'est-à-dire que si j'ai bien eu quelques bruits par-ci par-là, je n'ai pas lu ses ouvrages).

    Sur ce que tu en rapportes ici et la distinction entre deux formes de cynismes, oui, sans doute la distinction peut-elle (doit-elle ?) être faite. Je voulais simplement dire que le cynisme antique, lui-même, prend lui-même naissance sur fond de "décadence", d'une certaine détérioration de la politique.
    (Bon, dit comme cela, c'est assez péremptoire, je le reconnais...).

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  4. Si j'ai bien compris le texte, alors c'est un peu "nul" d'être subversif?

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  5. Oh, pardon Scheiro, j'ajoute : je suis d'accord sur la difficulté de la position hors cynisme et surtout sur sa nécessité :-).

    (@Puuluki : c'est surtout que la "subversion" risque toujours déjà de se mouvoir dans ce qu'elle prétend contester puisqu'elle se pose comme op-posé à ce qu'elle prétend fustiger : autant dire qu'elle relève de la même chose, "chose" dont elle n'est que l'"autre" "face"... Mais je laisse répondre Scheiro, pardon :-)]

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  6. Logiquement, une vision "éclairée" du monde devrait nous interdire, au nom de l'éthique, celle qu'on réussit justement à forger par le biais de la connaissance et particulièrement par la connaissance anthropologique, de porter un regard cynique sur la société. Paradoxalement plus la connaissance sur le monde s'accroît plus le niveau de cynisme se fait important. Sloterdijk dit qu'il faut en revenir au véritable kunisme comme Diogène le pratiquait. Je suis à la recherche d'un tonneau avec prise électrique et ligne ADSL.


    D'accord avec toi, Albertine sur le fait que ce n'est que l'autre face. Parce que c'est l'autre face, justement, la légitimation de ce que le subversif consteste s'en trouve renforcé: quelque chose est là, à l'autre bout qui contrebalance et donne du mouvement au système, mouvement qui le renforce.

    Le phénomène subversif est pris dans le systme suivant: tout ce qui subvertit l'ordre est à l'avant garde; tout ce qui est à l'avant garde, immédiatement, est à la mode; tout ce qui devient à la mode n'est plus subvertif et rentre dans l'ordre des choses, c'est à dire dans la logique consumériste du monde industriel. Le subversif est hyper-éphémère, on ne peut pas s'appuyer dessus, Puuluki, ça claque aussitôt dans les pattes. Effectivement, c'est presque nul ;-)

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  7. Ah merci Scheiro, vous me voyez ravie de cette réponse! C'est tellement mieux d'être conformiste, alors!

    (enfin, bon, ce n'est pas la même chose :))

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  8. Merci, Puuluki, je suis ravi de vous savoir ravi, j'avais peur que ma réponse soit un peu trop... subversive ;-)

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  9. ravie avec un 'e' Puuluki, désolé...

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  10. ravie avec un 'e' pour vous, Puuluki, et sans 'e' pour moi, pour être exact...

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  11. Oh lol mes excuses, je pensais que c'était moi qui avait écrit "ravi"... :p

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  12. "Paradoxalement plus la connaissance sur le monde s'accroît plus le niveau de cynisme se fait important. Sloterdijk dit qu'il faut en revenir au véritable kunisme comme Diogène le pratiquait."

    C'est précisément cela, Scheiro, qui me pose problème et qu'il me semblait bien lire dans cet extrait que tu mets ici en ligne :
    - Pour ce qui est du "paradoxe" du rapport de la connaissance au cynisme, ne vient-il pas de ce que l'on présuppose une sorte de "conception basse" de la connaissance à quoi celle-ci serait réduite (paragmatiquement, peut-être et par exemple, la "forme" de connaissance que la Seconde considération inactuelle fustige, pour ce qui est de l'histoire, à travers la si moderne "histoire objective" : celle-là même qui, sous prétexte d'"objectivité", met tout au même niveau, rend impossible tout jugement, s'interdit tout parti-pris, mais qui, pour autant, n'en est pas moins un (de parti-pris) et, chose plus grave peut-être encore, ne fait en réalité pas "son boulôt")... Et, ici, n'est-ce pas, pour rester dans le "même ton", la Gaya Scienza que l'on doit faire valoir ? Ainsi, de quelle sorte de "connaissance" parle-t-on ici et que l'on détermine de cette manière ?
    - Cela rejoint bien sûr le premier point, mais, même si l'on peut bien reconnaître Diogène et avec lui le cynisme antique moins "sournois" et "retors" (non "amphibolique" pour reprendre ce que tu dis plus haut) que le "néo-kunisme", je ne vois pas en quoi cette posture pourrait légitimement tenir lieu d'idéal, de ce qu'il y a à souhaiter et à viser. Pour tout dire, je dis aussi bien ceux-là (les cyniques antiques) en piètre estime : ce sont des fruits de tristes périodes et de temps fatigués...

    Ainsi, et cela serait ma manière de répondre aussi à la piquante Puuluki : je ne crois pas que l'alternative pertinente soit "subversif" (en ce sens) / "conformiste". Pour le dire sous la forme qu'en "disciple" de Hegel je devrais m'interdire : ni subversif selon l'acception donnée ici, ni conformiste, c'est une "voie" d'échapper à l'alternative qu'il "faut", je crois, chercher et que la connaissance est bien placée...
    Comment ? Eh, compliqué :-)...

    Cela dit, sans doute devrais-je lire Sloterdjick pour parler plus avant...

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  13. "Je tiens aussi bien ceux-là", pas "je dis", pardon.

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  14. Pour Zizek, le cynisme grec est basé sur trois points majeurs. D’abord, il est une philosophie morale eudémoniste fondée sur l’idée de la vertu comme simplicité des moeurs, sur la limitation des besoins et sur la négation directe de l’attachement aux objets sensibles. C'est ce que Sloterdjik dénomme le kunisme. Pour le philosophe de Karlsruhe, le cynisme moderne, celui auquel aucune personne éclairée ne peut échapper, fait suite à la volonté de réalisme extrême, réalisme que la critique à mis à nu. Mais ce que dénonce surtout Sloterdjik c'est "la critique costumée où les attitudes critiques sont subordonnées aux rôles professionnels. Criticisme à responsabilité limités, Aufklarung au rabais comme facteur de réussite - attitude au point d'intersection de nouveau conformisme et d'anciennes ambitions." Il compare l'Aufklarer d'aujourd'hui avec un espion, un agent double qui fournit de faux rapports pour sa seule conservation. Mais, lui même dit qu'il n'a pas pu écrire moins de 650 pages pour en parler. Aussi, il m'est très difficile de résumer le contenu de sa thèse, surtout que je n'ai pas fait de fiches de notes, car je ne prends quasiment jamais de notes quand je lis. Je sais, ce n'est pas bien, j'en suis conscient et je comprends qu'une bonne partie des essais que je lis m'échappent rapidement. Mais je ne peux pas faire autrement, j'aurais le sentiment de perdre tout le plaisir de le lecture.
    N'oublie pas que je ne suis qu'un philosophe amateur, Albertine, éclairé certes, mais à la lampe de poche ;-)

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  15. Je me rends compte que je n'ai pas lu "Seconde Considération Inactuelle" et qu'il faudra que je m'y attaque. Je viens de le charger en PDF.
    T'es dure avec moi, Lazarine ,-)

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  16. Oula ! Je te remercie Scheiro de faire effort pour me donner en condensé la thèse de Sloterdjick !Mais comme tu le dis, résumer est vraiment très très difficile en ces cas et je crois que c'est ici à moi de me plonger le nez dedans afin de pouvoir légitimement en parler :-).
    Juste, simplement, je crois à peu près comprendre cette distinction entre les deux formes de cynisme que tu énonçais aussi clairement plus haut.
    Mon interrogation portait plus sur, si l'on veut, la conclusion qui en est apparemment tirée : il faut parvenir à la posture du cynisme antique (emblème : Diogène). C'est cela que je "conteste" : je ne vois pas bien ce que Diogène, à part la grossièreté et une espèce de manière de prôner une sorte de "nature" par un mauvais côté (pour reprendre plus ou moins à la position de Nietzsche sur eux qui n'est pas particulièrement tendre), pourrait avoir d'"enviable" ou de "souhaitable", en quoi il pourrait être un modèle...

    La Seconde inactuelle, oui, oui :-) ! Sur les cyniques, on y trouve cela (au tout début, alors qu'il est question des hommes qui envient le "bonheur" des animaux, "bonheur" qui vient précisément de ce qu'ils oublient tout* - ce n'est donc pas même un bonheur) :

    "Si le bonheur, la poursuite d'un bonheur nouveau est, en quelque manière que ce soit, ce qui maintient en vie et pousse l'être vivant à vivre, alors peut-être aucun philosophe n'a-t-il autant raison que le cynique : car le bonheur de l'animal, qui est le cynique accompli, représente la vivante justification du cynisme".

    *Cette Considération a pour titre : "De l'utilité et des inconvénients de l'histoire pour la vie".

    Par ailleurs, ce texte, je trouve, est aussi fort intéressant par rapport à de récentes discussions sur Bourdieu, et notamment le rapport théorie / pratique pour ce qui est de ce que l'on appelle les "sciences humaines" (je pense que l'on peut ici sans doute élargir aux si modernes "sciences sociales"), notamment encore cette fameuse histoire d'"histoire objective" ;-)

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  17. (Pour ce qui est de la lecture avec ou sans notes, comme le fait d'avoir l'impression d'être une vraie passoire si je n'écris pas très vite après avoir lu... Je suis bien d'accord ! Pour ce qui est des notes, pour ma part, je juge souvent qu'il est bon de faire une première lecture "rapide" (on s'entend hein, je veux dire sans s'arrêter nécessairement à chaque ligne) en se disant qu'il faut, pour ce qui est de la philo, de toute façon relire, cette fois, en prenant des notes ou en s'efforçant d'écrire... Relire, il n'y a que ça de vrai :-) ! Je crois qu'il est tout de même rare et difficile de vraiment bien lire en une seule fois...)

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  18. PS : J'ai oublié de dire : "Lazarine", excellent :-D !

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  19. Albetine: J'ai avancé un peu dans la lecture de Nietzsche et je crois comprendre ce que tu veux dire en faisant un rapprochement avec Bourdieu. Je fais la connexion avec ce passage de "Seconde considération inactuelle":

    "La civilisation d'un peuple, en opposition avec cette barbarie, a une fois été définie, avec raison me semble-t-il, comme l'unité du style artistique dans toutes les manifestations vitales d'un peuple. Cette définition ne doit pas être mal interprétée, comme s'il s'agissait de l'opposition entre la barbarie et le beau style. Le peuple auquel on attribue une civilisation doit être, en toute réalité, quelque chose de vivant et de coordonné. Il ne doit point diviser misérablement sa culture en intérieure et exté-rieure, contenu et forme. Que celui qui veut atteindre et encou-rager la civilisation d'un peuple, atteigne et encourage cette uni-té supérieure et travaille à la destruction de cette culture chaoti-que moderne, en faveur d'une véritable culture. Qu'il ose réflé-chir à la façon de rétablir la santé d'un peuple entamée par les études historiques, à la façon de retrouver son instinct, et par là son honnêteté."

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  20. Oui, oui :-D, entre autre !

    C'est dans le § 4, non ?
    En réalité, je ne songeais pas à un passage particulier et pour ce qui est des discussions auxquelles Bourdieu a donné lieu, plutôt (à partir de ce même §4) à l'"exposition" de la forme moderne d'histoire qui se veut "science", "objective" - et ce en rapport à la question théorie / pratique (vie / connaissance ici)...
    Après les trois formes d'histoire (monumentale, traditionnaliste, critique) qui peuvent s'"accorder" avec la vie sans lui nuire (- même si l'excès ou le défaut d'histoire se doit toujours rapporter et mesurer à "la force plastique de l'individu, du peuple, de la civilisation en question" => "force" de supporter beaucoup et besoin d'histoire pour la vie / nécessité d'oublier au risque de nuire à la vie ; sachant que vivre en oubliant tout à chaque instant, vivre "dans le seul présent" n'est possible que pour les animaux), même si chacune peut donner lieu à des excès, à partir du § 4 et cette nouvelle forme (moderne) qu'est l'histoire comme science, l'histoire totalement détachée de la vie et qui ne se targue que de l'"objectivité" la plus plate mais aussi nuisible (à l'action, mais aussi, en réalité, à la connaissance) parce qu'elle conduit à tout mettre sur le même plan.

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  21. (elle conduit et consiste à mettre tout sur le même plan : elle procède d'un mouvement qui met tout sur le même plan...)

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