Pendant des après-midi entières elle avait cherché un nouveau sujet. La bouilloire bouillait, le thé infusait, mais l'illumination ne venait pas. Et puis un soir, alors que le sommeil commençait à l'envahir, elle fut prise d'un besoin frénétique d'écrire. L'idée était là. Elle le sentait, il fallait qu'elle se vide, que son cerveau éjacule tout de suite. Puisque par l'acte égoïste de l'écriture elle essayait toujours de raconter un peu de sa vie à travers celle de ses personnages, pourquoi ne pas tomber les masques et assumer pleinement cet égocentrisme en ne parlant que de ce qui l'intéressait vraiment : elle et lui ? Elle allait commencer par parler de lui, ou plutôt, d'elle et de lui. De lui, qu'elle avait retrouvé hier à la cafétéria du supermarché. Mais d'elle aussi qui se rongeait d'angoisse car les rides auxquelles elle s’était habituée lui paraissaient aussi insultantes pour leur amour que l’étaient, sur son corps, les traces de ses trois maternités: Kiki, Riri et Fifi. Tu n’as pas changé non plus, avait-elle envie de lui dire, à un détail près… Mais elle se taisait. Elle cherchait dans ses yeux ce qu'ils pourraient devenir. Ses pupilles l’éclaboussaient de paillettes. Son visage paraissait un peu chiffonné, à peine, par les années. Ils n’avaient pas évoqué ce qui les avait séparés, pas tout de suite. Ils se tenaient la main par-dessus la table de la cafétéria où s'étaient réfugiés. Une employée entassait les détritus d'un repas, qu'ils n'avaient pu finir, tous deux étant déjà suffisamment gras, sur un plateau crasseux. L'employée de la cafétéria soupirait comme un phoque tout en observant les deux tourtereaux avec une regard oblique. Elle se disait qu'elle mettrait cette scène de retrouvailles, entre cette godiche rouquine et son amant à tête de merlan frit, dans sa nouvelle. Elle était en train d'écrire pour Le Fil à Couper le Beurre, une grande maison d'édition à qui elle avait déjà versée un mois de salaire pour qu'il accepte de la publier - à compte d'auteure, il disait, monsieur le fil à couper l'beur. Mais bon, il fallait bien qu'elle en passe par là, cette pauvre employée de cafétéria. Elle devait s'en sortir à tout prix. Car si la tordue, qui se tenait devant elle, éclaboussée de paillettes, se plaignait de sa triple grossesses et de ses rides, elle n'avait pas non plus de quoi se réjouir de sa tronche de smicarde. Publier chez Le Fil à Couper le Beurre, c'était franchir une marche. Un jour elle passerait à la TV. D'ailleurs, elle était sur la bonne voie, grâce à son blog, parce qu'un écrivain, que tout le monde ignore, mais qu'elle, elle aimait bien, l'avait encouragée. Il lui avait même proposé de se donner rendez-vous le week-end prochain, sur les berges du fleuve Rose. En pensant à tout ça, elle, l'employée de la cafétéria s'était sentie étrangement proche de la tordue empailletée qu'elle était en train d'examiner. Elle avait écouté toute sa conversation. Aussi, elle savait que, toutes deux, elles aspiraient de toute leur chair au bonheur d’éveiller le désir d’un homme. L'une voulait chanter comme elle respirait et l'autre voulait écrire comme elle lavait les carrelages. Et ça c'était leur seul moyen de conquérir un homme, tellement elles étaient ravagées. En attendant, toutes les deux, elles travaillaient…